Play et Game. Quand le game peut tuer le play

Patrice GRUETDossiersLaisser un commentaire

Le jeu a un rôle primordial dans l’éducation des jeunes. Play et Game, dans la pratique du tennis, doivent « cohabiter » Sur le terrain, les formateurs assistent à une certaine évolution de son utilisation pédagogique.

Riche de 40 ans d’expérience dans le milieu du sport et de l’animation, Gérard Pestre, ancien directeur de Trans-Faire et coordonnateur de la formation en Psychologie du Sport et Préparation Mentale, nous fait part de son analyse.

Cet article est issu de l’E-Mag n°93, la revue du Club Fédéral des Enseignants de Tennis, magazine de la FFT – Fédération Française de Tennis.

JEU : UN MOT A TIROIR

En français, le mot jeu a plusieurs sens.
S’amuser : les enfants jouent (à l’école, à la guerre des étoiles, aux billes, etc.). Ce jeu contient des notions multiples : « gratuité », auto-organisation, imagination, etc.
Pratiquer une activité : jouer au football, au tennis, du piano, aux cartes, etc.
Avoir un espace : il y a du jeu dans cette articulation, dans ce mécanisme, dans ce rouage, etc.
C’est aussi, bien entendu, un découpage du score en tennis ; je gagne ou je perds un jeu.

Lorsqu’un mot a ainsi beaucoup de sens, on sent son intérêt, sa force, mais aussi ses limites, voire ses ambiguïtés. Pour donner un exemple tennistique : on peut jouer (un match) sans jouer (s’amuser), on peut perdre un jeu en jouant bien, ou gagner un jeu sans jouer (adversaire qui donne les points…) Un vrai sketch à la Raymond Devos!

L’étymologie du mot jeu nous donne quelques indications sur son origine

« Venu du latin jocus, où il avait surtout le sens de « plaisanterie (en paroles) », le mot jeu a pris tous les emplois plus généraux du latin ludus (« amusement, divertissement »). C’est pourquoi l’adjectif correspondant à jeu est ludique, formé à partir de ludus.
Le mot jeu a pris, au cours du temps, de très nombreux sens, depuis les activités soumises à des règles (jeu de cartes, jeu de boules), à ceux du théâtre (jeu des acteurs, jeu de scène), à ceux des jeux d’argent (jouer gros jeu), ainsi qu’aux jeux d’eau.
Au XIIIe siècle, jeu était même synonyme d’acte amoureux ». On retrouve dans cette définition la variété des sens
déjà évoquée. S’affirme également une évolution du mot qui irait du « ludique » au « sérieux »…

PLAY et GAME, DEUX FACES DU JEU

Les Anglais ont plus de chance que nous, ils ont au moins deux mots à leur disposition : play correspond au jeu sans règle (ludique, gratuit, sans contrainte) et game correspond au jeu avec ses règles et codifications.

Utilisons cette distinction (play et game) pour l’observation d’un jeune joueur âgé de 11 ans, Théo, entraîné de ligue, que nous avons imaginé pour la circonstance. Regardons-le jouer dans son club, seul avec ses copains. Il rit, il essaie de faire des coups surprenants, il se réjouit de ses réussites, se moque de ses ratés. Même si des règles sont utilisées (comptage de points, game), il est clairement du côté du play.

Observons-le à l’entraînement.
Appliqué, parce qu’il veut progresser, il lâche ses coups et prend du plaisir à ce qu’il fait. Plaisir des sensations corporelles (la balle bien centrée, l’effet réussi de sa deuxième balle de service, etc.), plaisir de la réussite de ses coups, qui lui donnent un sentiment agréable de vivre, plaisir des échanges avec ses copains, du regard bienveillant de son entraîneur qui le soutient. Le comptage de points le stimule. Il s’exprime avec liberté sur le court. Le play est toujours là. Le game est aussi présent, dans le sérieux de la préparation d’un match et le travail des coups, mais l’équilibre play/game existe clairement.

Maintenant, regardons son match.
Un peu livide avant de débuter, il est très concentré, réussit quelques bons coups, s’encourage, mène au score,la perf est en vue. Et puis, l’adversaire (classé deux échelons au-dessus) joue mieux. Théo commet quelques erreurs qui commencent à l’énerver. Il se fait des reproches, jette quelques regards furtifs vers son entraîneur et son père, qui sont au bord du court. Il se crispe de plus en plus. À un moment, l’émotion le submerge, il se met à pleurer.

En reprenant notre distinction, pour Théo, le game a pris le pas sur le play, l’enjeu a pris le dessus sur le jeu. Rien de plus normal à 11 ans, direz-vous.
Mais quel chemin Théo va-t-il prendre ? Va-t-il conserver son « innocence » de jeu, son plaisir gratuit ou va-t-il, mois après mois, sentir peser de plus en plus sur ses épaules les exigences et les obligations?
Théo est un gentil garçon qui aime bien le tennis, qui s’y amuse souvent (play), mais qui veut bien faire, trop bien faire
souvent, surtout en match (game). Il sait que ses résultats conditionnent sa future sélection en ligue (tout le monde en est fier au club), que son père voudrait qu’il réussisse (il lui dit que les résultats ne comptent pas, mais Théo voit bien sa joie quand il gagne, et sa déception quand il perd).
Son entraîneur est compétent, Théo comprend qu’il l’aime bien. Il est exigeant avec lui sur le court (c’est normal pour devenir un bon joueur). Sa mère et sa sœur aussi sont fières de lui. Un adulte du club (un avocat !) lui a dit que la France comptait sur lui pour gagner Roland-Garros. Il plaisantait, mais pas tant que ça… Le game reprend le dessus.

PLAY et GAME, FACTEURS DE PROGRÈS ET DE DÉVELOPPEMENT

Les enfants intériorisent très vite les attentes des adultes. Cela commence avec la marche, la parole, l’apprentissage de la lecture, de l’écriture, du calcul, le comportement avec les autres, etc.
Le jeu/play est un élément fondamental de leur développement.

Winnicott (La Capacité d’être seul) a souligné la nécessité de ces espaces de créativité, de médiation pour le développement de la personnalité de l’enfant, de son autonomie. Il emploie le terme, d’ailleurs, dans une dimension dynamique d’une action en devenir (playing). Il précise également, et c’est très important, que, très tôt, du game vient se mettre dans le play du bébé, à travers des règles «cachées».

C’est le cas également des jeux de billes des enfants, qui sont très codifiées et font cohabiter le play et le game (J. Piaget, Le Développement de la notion de temps chez l’enfant).
Le game, «jeu défini par des règles socialement admises», est, selon Winnicott, cependant «menacé de stéréotypie», et le play, «le fait de jouer librement (mais dans un cadre contenant), seul à même de favoriser un geste créateur» a pourtant besoin du game pour contenir certains aspects de violence ou de destruction inhérents à l’enfant.
Il souligne également la possibilité d’un jeu intersubjectif, un interplay, où chacun participe à la construction du processus, comme au tennis.

Dans le développement de l’enfant, sa capacité à «être seul avec lui-même» (Winnicott) est un élément important de son développement.
C’est un aspect qui est à prendre en compte par l’enseignant/entraîneur. Les enfants que nous entraînons, ont un «rapport au savoir» en construction.
Soit l’apprentissage a été, étape après étape, et demeure source de plaisir, soit il a été trop contraint, conditionné, et dans ce cas, les blocages, les inhibitions qui sont apparues successivement peuvent se révéler facilement. La plupart du temps, d’ailleurs, les enfants (et nous aussi) ont des liens positifs, épanouis avec certains apprentissages, ce qui n’empêche pas des difficultés (les maths ?).
L’énorme avantage du tennis, c’est que c’est un jeu. Un jeu où le game peut prendre facilement le pas.

Le match officiel est un révélateur, un « juge de paix ». Il est le moment où peuvent s’actualiser toutes les peurs (perdre, gagner, mal jouer, être ridicule, ne pas être à la hauteur, etc.), les angoisses (diffuses, sans objet réel, etc.), les espoirs.
N’oublions pas, cependant, ceux que ça stimule, qui aiment se «bagarrer», jouer contre plus fort.
Ceux-là maintiennent leur dimension jeu contre vents et marées.

COMMENT SUSCITER, MAINTENIR, DÉVELOPPER LE PLAY DANS UN GAME BIEN MAÎTRISÉ?

Cette distinction entre play et game est pédagogiquement importante.

Dans la pratique du tennis, les deux aspects du jeu doivent « cohabiter », se compléter, s’imbriquer.
Un play qui n’apparaît pas pour un joueur débutant ou qui disparaît pour un joueur confirmé ou de haut niveau, c’est souvent un arrêt de l’activité, ou de l’ennui, ou encore c’est un jeu fait uniquement d’obligations et, ainsi que nous l’avons vu, de stéréotypes.
Comment faire du court un espace de créativité qui appartient à l’enfant, à l’adolescent, à l’adulte, et dans lequel sa personnalité se développe, et non un lieu d’exécution et de répétition «sans âme» ?

Comment faire apparaître, maintenir et développer le play dans le game?
Comment les joueurs de haut niveau maintiennent-ils en eux cette dimension?

Pour eux aussi, elle est mise à rude épreuve. L’usure mentale (Christophe Dejours, Travail, usure mentale) peut jouer son œuvre. Au fond, cultiver le plaisir, le retrouver, après l’avoir perdu, c’est bien aller chercher au fond de soi cette partie « enfant » de la gratuité du geste et de l’amusement.

Trouver le play du joueur : un défi pour l’enseignant. Les ressources sont dans la pédagogie.
Nous connaissons tous les sources de la motivation et de l’évolution personnelle.
Rappelons quelques éléments pêle-mêle pour un joueur, quel que soit son âge.
Se sentir progresser, se surprendre, se centrer sur la tactique, sur l’intention, s’amuser dans l’opposition, savoir « bien mal jouer » (F. Ducasse, M. Chamalidis, Champions dans la tête), relever des défis, être reconnu par l’entraîneur, par les autres joueurs, etc. On pourrait dire que chaque joueur a sa «gamme de play»…
C’est aussi, et dans le sens de la réforme, que le jeu (avoir une intention par rapport à l’autre, au terrain, les règles, l’opposition, le comptage des points, puis le match) soit intégré dès le début de la pratique. Mettre du ludique, du play dans le game, mais aussi mettre du game dans le play, pour ensuite les maintenir coûte que coûte. Cela évitera d’autant plus un clivage entre l’entraînement et le match, le play et le game, qui crée tant de problèmes à tous…

Comment faire pour que le jeu reste, d’une certaine manière, « l’affaire des enfants », le plus et le plus longtemps possible?

C’est difficile ! L’entraîneur trouve son plaisir dans la formation d’un jeune joueur talentueux. Il peut y trouver également sa légitimité et renforcer son identité professionnelle. Il faut qu’il trouve dans le développement de son joueur et dans l’acquisition de l’autonomie son plus grand plaisir (son play professionnel ?).
Par exemple, développer la capacité du joueur à « être seul avec lui-même », pendant l’entraînement, pendant un match. C’est un enjeu fondamental du développement d’un joueur.

PLAY et GAME , LA VOIE PÉDAGOGIQUE

Les démarches, les outils pour favoriser les progrès sont à approfondir.

Laisser des espaces de jeu seul, ne pas être toujours présent avec un regard qui vient renforcer, quoi que l’on veuille, le niveau d’exigence interne. Parce qu’elle est avant tout interne, cette exigence sur soimême, reprise de longue date des exigences des adultes, et qui se traduit par les autocritiques et des frustrations insupportables (rater UN coup devient
pour certains une remise en cause totale, un tsunami affectif).

Quelques pistes déjà connues.
Pour l’enseignant, donner de l’espace (du jeu, de la marge de manœuvre), discuter des choix techniques ou tactiques à travailler, faire expliciter le match (décrire, raconter, etc.) plutôt que de dire, en premier, ce qui semble ne pas avoir été ou qui a bien fonctionné.
Maintenir le ludique à l’entraînement, s’amuser avec le joueur, fixer des objectifs pédagogiques plutôt que des objectifs de résultat.
Faire de la répétition (aucun bon musicien n’a échappé aux gammes), mais sur le versant ludique, sur celui du développement de la concentration, de l’attention, autant de capacités qui demandent de l’entraînement, comme les coups.
Développer la souplesse, la récupération physique et psychique entre chaque frappe, entre chaque point, entre chaque
jeu.
Faire que le jeu, le match soit une expérience réelle, éprouvée, vécue par le joueur et uniquement par lui. Que cela lui appartienne.
Développer la capacité à contenir l’expérience.
Développer la capacité d’être en autonomie sur le court sous le regard bienveillant de l’adulte. Regard qui soutient,
qui étaye et non pas regard qui juge.

ÉVITER LE « DOUBLE JEU »

Le stéréotype vidé de son sens, le téléguidage du bord du court, la trop grande stimulation, l’exhortation à se battre, l’attente d’une trop grande agressivité sont, selon nous, des pièges pour les enseignants.
L’excès d’excitation se révèle largement contre-productif. On peut penser que c’est lorsqu’il a su maîtriser ce trop-plein d’excitation, que Roger Federer, modèle de souplesse, de récupération (presque de détachement), a pu prendre son envol.

Citons à nouveau Winnicott (qui ne pensait pas au tennis…) : «Quand un organisateur est amené à diriger le jeu, cela implique que l’enfant ou les enfants sont incapables de jouer au sens créatif où je l’entends ici» (Winnicott, Jeu et réalité).

La plupart des enseignants, des parents et des dirigeants sont soucieux du développement des enfants et de leurs progrès. Mais la réalité des situations est souvent bien complexe au sein du club, où contrairement à l’école, les rôles sont souvent « mélangés » : le parent devient entraîneur, le dirigeant est parent, l’entraîneur est aussi parent.

Pour certains parents, il leur est difficile de laisser le tennis à l’enfant et à l’enseignant. Faire sortir le jeu du familial. Ne pas aller le voir tout le temps, aux entraînements, en match. Ne pas débriefer, surtout à chaud. Tout en le soutenant.
Aidons les parents, ce qui se fait déjà quotidiennement ou lors de rassemblements, de groupes de parole, à accompagner leurs enfants dans un projet compétitif.

Le dirigeant voit dans les résultats des joueurs la justification de sa politique, de ses choix stratégiques, de ses recrutements. C’est aussi un adulte qui comprend l’intérêt pédagogique de l’enfant et qui peut joueur à bon escient un rôle de séparateur, de « médiateur » dans cette relation souvent fusionnelle joueur/entraîneur(s)/parent(s). Son rôle
symbolique est fondamental, dans un contexte où la dimension «familiale» du club, qui porte en soi une proximité positive, un partage d’activité, peut également sécréter une confusion des rôles et des places et donc avoir un impact négatif sur l’ensemble des acteurs.

NE METTONS PAS LE PLAY HORS-JEU!

Au final, un des enjeux de la réforme des moins de 12 ans est bien, me semble-t-il, d’articuler le jeu avec le jeu, le play avec le game.
Les changements de structure (organisation de l’école de tennis, progressivité, réforme des classements, etc.) sont fondamentaux pour viser l’intégration du play et du game.
Mais l’enjeu est aussi, bien entendu, pédagogique et nous nous sommes recentrés, dans cet article, sur cette question.

Pour conclure, provisoirement, on pourrait également poser une question : comment, dans leur métier, dans leur pratique quotidienne, les enseignants/entraîneurs peuvent-ils associer game et play, pour, qu’au final, leur propre créativité servent le jeu de l’enfant, et d’une manière plus large, de la joueuse et du joueur ?

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